Le Dieu de Jésus-Christ « tombe pile », dirions-nous, avec les aspirations fondamentales de l’homme moderne. Il nous appelle à une liberté créatrice, dans l’amour, à son image et sa ressemblance. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » (Saint Irénée de Lyon)
Cet article a été rédigé à partir de l’ouvrage « La fragilité de Dieu selon Maurice Zundel – Du Dieu du Moyen Âge au Dieu de Jésus-Christ » (p. 29-56) par Ramón Martínez de Pisón Liébanas, Éditions Bellarmin, 1996, 194 p.
Une conception non évangélique de Dieu
Nous devons reconnaître que dans l’histoire de la chrétienté (qui est à distinguer, soulignons-le, du christianisme en tant que spiritualité et religion), une conception non évangélique de Dieu a malheureusement eu cours, et ce, jusqu’à aujourd’hui.
Voici quelques caractéristiques de cette image non évangélique de Dieu :
- Un Dieu empereur et législateur qui contrôle tout : personne ne peut échapper à son pouvoir. Une conception qui a servi à justifier des visions politiques et religieuses très proches de l’idéologie. (p. 30 et 32)
- Un Dieu qui demande soumission et qui appelle à une obéissance aveugle. En présence d’un tel Dieu, nous sommes à l’instar de marionnettes dirigées par des mains toutes-puissantes. (p. 30)
- Un Dieu « bouche-trou » en réponse à nos impuissances et nos ignorances. (p. 29)
- Un Dieu distant. (p. 29)
- Un Dieu qui viole notre autonomie et notre liberté. (p. 30)
- Un Dieu qui fait peur et qui nous menace.
- Un juge implacable qui voit tout et qui prend note de nos moindres pensées et actions pour nous en passer la facture au jour de notre mort. (p. 40)
C’est le Dieu de la théocratie qui a notamment trouvé son origine dans une culture patriarcale, paternaliste et contrôlante.
Fondamentalement, cette conception de Dieu incarne la peur de la liberté.
L’humanité a toujours craint la liberté, car elle implique la créativité et l’imprévisibilité.
La liberté s’oppose d’une certaine manière à la stabilité et la sécurité.
Au nom de l’ordre, des groupes se sont toujours levés pour limiter la liberté et pour l’accorder au compte-gouttes. Malheureusement, l’Église est entrée dans ce jeu. (p. 37)
Rappelons-nous la légende de Dostoïevski qui évoque le retour du Christ sur terre (à Séville, au XVIe siècle), à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, alors que chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu.
Jésus est emprisonné par le cardinal Grand inquisiteur, le maître des lieux, qui a déjà fait brûler une centaine d’hérétiques. À la nuit tombée, le Grand Inquisiteur vient lui rendre visite :
C’est Toi, Toi? l’apostrophe-t-il. Pourquoi es-tu venu nous déranger? Le prisonnier ne dit rien. Il se contente de regarder le vieillard. Alors celui-ci reprend : N’as-tu pas dit bien souvent : « Je veux vous rendre libres. » Et bien! Tu les as vu les hommes « libres », ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. (…) Sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds.
(…) Et l’inquisiteur de poursuivre : il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et pour la société que la liberté! (…) Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté. (…) Là encore tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves. (…)
L’Inquisiteur se tait. Il attend avec nervosité la réponse du prisonnier qui l’a écouté pendant des heures en le fixant de son regard calme et pénétrant.
Le vieillard voudrait qu’il lui dise quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est son unique réponse.
Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent; il va à la porte, l’ouvre et dit : Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais! Et il le laissa aller dans les ténèbres de la ville.
(Tiré des Frères Karamazov, le chef-d’œuvre de Dostoïevski)
Le choc de la modernité
Une conception impérialiste de Dieu, servant à justifier notamment une certaine forme de gouvernement, sera fortement remise en question avec l’avènement de la modernité qui a pour particularité de mettre l’être humain au centre.
Le choc de la modernité a eu des conséquences notoires pour l’Église.
De nos jours, plusieurs ont rejeté la pratique dominicale. C’est patent au Québec comme en France.
Ce que nous n’avons peut-être pas compris, c’est qu’en rejetant l’Église, on rejetait en toile de fond la caricature du Dieu des chrétiens : le Dieu de Jésus-Christ qu’on avait déformé.
Maurice Zundel, prêtre catholique, n’hésita pas à affirmer que la crise que connut l’Église est en grande partie due à une fausse conception de Dieu véhiculée par l’Église elle-même durant trop longtemps.
À choisir entre l’homme et un Dieu qui avait été trop souvent présenté comme un rival et même un ennemi de l’être humain, l’homme moderne a choisi l’être humain.
Or quelles sont les caractéristiques de l’homme moderne?
- Il se distingue par son aspiration à la créativité, à l’initiative, à la liberté, à la responsabilité et à l’autonomie.
- Il préfère de ne pas croire en Dieu ou tout simplement l’oublier, s’il croit qu’il est l’ennemi de ses aspirations les plus profondes et les plus légitimes.
Comme le dit Zundel, une fois libéré de la contrainte et de la peur, l’homme moderne affirme ne plus avoir besoin de ce Dieu extérieur qui lui imposerait sa volonté. (p. 37)
Nombre d’athées contemporains, ne connaissant pas d’autre image de Dieu que ce faux Dieu, nient par conséquent l’existence même de Dieu.
Albert Camus, ce grand humaniste contemporain de Maurice Zundel, est un exemple patent de cette attitude de négation de Dieu au nom de l’être humain.
À regarder de plus près, le rejet du faux Dieu, même s’il conduit à l’athéisme, est étonnamment plus proche du christianisme que la soumission à un Dieu-idole indigne de l’être humain comme du vrai Dieu.
Voyons pourquoi…
En quoi le Dieu de Jésus-Christ constitue vraiment une Bonne Nouvelle
Le Dieu révélé en Jésus-Christ nous appelle à une liberté créatrice, dans l’amour, à son image et sa ressemblance.
Ce Dieu « tombe pile », dirions-nous, avec les aspirations fondamentales de l’homme moderne.
Son appel a certes ses exigences, mais elles sont aux antipodes de celles du Dieu de la soumission du Grand inquisiteur de Dostoïevski.
De fait, toute personne qui fait l’expérience de l’amour comme de l’amitié comprend, comme par instinct, l’exigence de la liberté véritable.
Mais quel est le visage du Dieu révélé en Jésus-Christ?
Un Dieu « tout-amour »
« Dieu est Amour », dit Saint Jean. (1 Jn 4,8). Une affirmation révolutionnaire à laquelle nous nous sommes peut-être trop habitués.
François Varillon, ce jésuite qui a été beaucoup influencé par la pensée de Maurice Zundel, affirmait que le Dieu de Jésus-Christ n’est pas un « Dieu tout-puissant qui, entre autres choses, aimerait », mais bien un « Amour tout-puissant ».
C’est toute la différence du monde.
Un prêtre que nous connaissons a notamment pris l’habitude, sous le conseil de son évêque, de remplacer la formule liturgique « Que le Dieu tout-puissant… » par « Que le Dieu tout-amour… ».
Or un Dieu « tout-amour », c’est tout sauf un souverain qui peut nous écraser.
Un Dieu « tout-amour », c’est le Père de la parabole du fils prodigue (Lc 15,11-32) qui n’a qu’un seul désir : que son fils revienne à la vie.
L’Évangile n’est pas un pouvoir, encore moins une contrainte, mais une Bonne Nouvelle de salut.
Selon Maurice Zundel, il existe un homme du Moyen Âge qui « nous fait sortir du Moyen Âge » et qui nous a ouvert une issue. Cet homme, c’est saint François d’Assise. (p. 41)
La Sainte Trinité
Le Dieu que Jésus-Christ révèle au pauvre d’Assise est la Sainte Trinité. (p. 42)
Or, on n’a peut-être pas encore compris que la Sainte Trinité est loin d’être une vérité accessoire dans le christianisme puisqu’elle en constitue le cœur.
Au sein de son être même, le Dieu de Jésus-Christ est don et accueil. Il est tout sauf un être centré sur lui-même.
Étant à l’opposé d’un être imbu de lui-même, Dieu est incapable d’établir une relation de domination basée sur la soumission.
Parce qu’il est riche en Amour, Dieu est pauvre en quelque sorte, au sens où il vit un détachement de toute référence égoïste à soi.
Par conséquent, le Dieu révélé en Jésus-Christ ne sait établir que des rapports d’amour et de liberté avec l’être humain, jamais de domination ou de pouvoir qui s’imposerait. (p. 44)
Dieu n’est pas un rival de l’être humain; il n’est pas en compétition avec lui.
De fait, ce n’est pas la dynamique de l’amour ou de l’amitié telle que nous pouvons l’expérimenter dans nos vies personnelles.
Quand on aime, on prend soin, on ne contrôle pas. Quand on aime, on ne manipule pas les personnes comme on pourrait le faire avec des objets.
La vie même de Dieu nous appelle à la liberté dans la générosité, en communion avec Lui.
Il est comme un ami qui nous invite à aller au bout de nos possibilités. Il est l’antithèse même d’un préfet de discipline auquel on nous a trop habitués.
Comme François d’Assise, seuls des hommes libres peuvent être facteur de libération pour un monde libre et une terre pacifiée.
Pour François, Dieu est « l’Amour qui n’est jamais assez aimé » et dont il faut prendre soin en soi et dans les autres.
Un Dieu « intérieur »
Dieu extérieur ou intérieur? Voici une question d’une importance capitale.
Certes, il fut un temps où l’on situait Dieu au-dessus de nos têtes, dans un ciel éloigné.
Le paradis était « en haut », au-dessus du firmament. C’était bien avant l’invention du télescope ou des voyages dans l’espace.
Pourtant, l’Évangile de Jean nous indiquait déjà que « Dieu est Esprit et que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. » (Jn 4,24a)
Saint Augustin pour sa part, témoigne dans ses Confessions de sa découverte du Dieu intérieur qui lui apporte la paix intérieure tant recherchée :
« Tard je T’ai aimée, Beauté ancienne et si nouvelle ; tard je T’ai aimée. Tu étais au-dedans de moi et moi j’étais dehors, et c’est là que je T’ai cherché. Ma laideur occultait tout ce que Tu as fait de beau. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec Toi. Ce qui me tenait loin de Toi, ce sont les créatures, qui n’existent qu’en Toi. Tu m’as appelé, Tu as crié, et Tu as vaincu ma surdité. Tu as montré ta Lumière et ta Clarté a chassé ma cécité. Tu as répandu ton Parfum, je T’ai humé, et je soupire après Toi. Je T’ai goûté, j’ai faim et soif de Toi. Tu m’as touché, et je brûle du désir de ta Paix. Amen ! »
Pour Maurice Zundel, le vrai Dieu est un « pur dedans », un Dieu éminemment intérieur.
« Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28)
Thomas Merton pour sa part fait allusion à un « point vierge » qui nous habite.
Ce Dieu intérieur est « un Dieu inconnu, un Dieu nous n’avons pas l’habitude, un Dieu que plusieurs chrétiens ne connaissent pas », affirme Maurice Zundel. (p. 47)
Un Dieu sans cesse à découvrir et redécouvrir.
Une particularité de ce Dieu est sa fragilité : il nous appelle, nous prie et nous attend.
Jamais il nous ne forcera, car ce serait aller contre son être même.
Loin d’être un Dieu qui nous écraserait de sa toute-puissance, il est le fondement même de notre liberté, de notre libération, de notre identité et de notre accomplissement.
Le Dieu intérieur est une Présence, un Cœur et un être libre de lui-même. Voilà pourquoi il ne peut que libérer et vivifier l’être humain.
« La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » (Saint Irénée de Lyon)
« Le christianisme est la religion de l’homme » (Maurice Zundel), car l’être humain est le temple de l’Esprit (1 Cor 6,19) en qui il trouve sa valeur, sa dignité et sa vocation d’image de Dieu.
Se trouver et Le trouver est une expérience concomitante.
Dieu ne peut se manifester pleinement dans ce monde que par notre « Oui ».
C’est le sens même de l’incarnation, qui n’est pas seulement un événement passé, mais éminemment actuel.
« N’éteignez pas l’Esprit », disait St-Paul. (1 Th 5,19)
Dieu a besoin de mon amitié; il a besoin de moi pour édifier un monde meilleur.
Ni moi sans Lui, ni Lui sans moi. C’est le thème de l’Alliance (= communion) qui parcourt toute la bible.
Pour dire Dieu aujourd’hui : le langage « sacramentel »
Pour Zundel, la manière la plus efficace de parler de Dieu est de Le vivre, en devenant « transparent à sa Présence ».
Comme le dit saint Ignace d’Antioche : « Il est préférable de rester silencieux et d’être, que de parler et de n’être pas ».
Un témoin du vrai Dieu s’engage pour plus de liberté et de justice en ce monde. (p. 48)
Il ne s’agit donc pas tellement de parler de Dieu, mais de donner Dieu en communion à sa Présence et par l’engagement de sa vie.