Ces nuances infinitésimales qui tissent le bonheur quotidien et qui sont la fleur la plus exquise de la tendresse et de l’amour.
Par Maurice Zundel. Tiré de « Ton visage, ma lumière » – Lausanne 1959 et 1963.
Si la nuance est l’âme de la musique, s’il n’y a pas d’art sans nuance, il n’y a pas non plus de vertu sans nuance, et la nuance est précisément le constitutif essentiel de toute vertu! […]
C’est dans ce respect de la nuance que le bonheur est contenu tout entier. […]
Le refus de sentir le désir de l’autre, de deviner sa souffrance, de baisser les yeux devant sa faute ou sa confusion! Un mot ironique qui stérilise un bon mouvement qui commençait à naître. Il n’en faut pas davantage pour empoisonner l’existence et détruire parfois radicalement le bonheur. […]
Ces petites nuances, cette guerre de coups d’épingle, cette inattention volontaire à une souffrance à côté de soi-même, ce refus de prévenir une douleur, de tenir compte de la pensée et de l’opinion de ceux avec lesquels on vit, c’est cela qui est grave! Parce que c’est cela, justement, qui grignote la vie, et qui peu à peu engendre le désespoir, puisque forcés de cohabiter et d’être ensemble on n’a plus rien à se donner, on ne croit même plus que l’on a quelque chose à découvrir dans l’autre, avec lequel on est lié pour la vie. […]
Ces nuances infinitésimales qui tissent le bonheur quotidien et qui sont la fleur la plus exquise de la tendresse et de l’amour. […]
Oscar Wilde, le grand poète, nous a raconté, dans De profundis, comment il dut son salut, son salut éternel : il le dut à ce seul fait que le jour de sa condamnation, le jour où son déshonneur devint public, où toute l’Angleterre pénétra dans sa vie privée, où sa femme s’enfuit avec ses enfants en changeant de nom, en laissant ignorer à ses enfants, encore petits, qu’ils étaient ses fils, il n’a dû son salut qu’à ce seul fait qu’un de ses amis, un seul, lui demeura fidèle et, après la sentence infamante qui le frappait, vint le saluer en s’inclinant respectueusement devant lui.
Ce n’était rien, mais c’était tout. C’était lui faire signe qu’il n’était pas définitivement condamné; que l’avenir restait ouvert, qu’il y avait encore en lui quelque chose qui méritait un respect infini, et qu’il suffisait qu’il découvrit au fond de lui-même ce trésor caché en lui, pour que tout recommençât et qu’il recouvrât sa dignité première!
Et en effet, c’est ce souvenir qui, en prison, fut sa lumière et qui lui fit découvrir un jour l’immensité de son âme. Et cette découverte fut d’une telle importance qu’il finit par bénir le jour où la société l’avait envoyé en prison, parce que c’est ce jour-là qu’il était sorti de la prison de lui-même, et qu’il avait fait cette rencontre adorable avec la Présence qui l’attendait au plus intime de son cœur.
Il avait suffi de ce geste, de cette nuance du respect et de l’amitié pour lui ouvrir toutes les portes de l’espérance et de l’avenir.
Et si nous voulons justement entrer dans l’appel de ce temps pascal, si nous voulons comprendre les souffrances de notre Seigneur, il faut mettre dans ces souffrances tous ces bonheurs saccagés, toutes ces âmes piétinées parce qu’on a méconnu leur grandeur, parce qu’on a refusé de leur donner cette atmosphère où l’esprit respire, parce qu’on a négligé de solliciter le meilleur dont ils étaient capables, on les a obligés à étouffer les plus beaux mouvements de leur générosité.
Et puisqu’il ne s’agit pas de nous lamenter sur le passé, mais d’envisager l’aujourd’hui et l’avenir, c’est de cela qu’il faut nous pénétrer aujourd’hui. Si nous voulons être les disciples de l’Évangile qui est la Bonne Nouvelle, si nous voulons être des donneurs de joie, il faut de la musique avant toute chose, et pour que la vie devienne musique, cette nuance nous saurons la mettre partout.
C’est par-là que se constituera une permanente révélation de la Présence divine, car, de Dieu on n’en peut jamais parler sans l’abîmer, à moins justement de tisser dans la vie quotidienne cette trame d’un bonheur tout entier fait de nuances, dans le respect des autres, dans la domination de son impatience, dans la prévenance accordée aux moindres détails de la vie, pour que personne ne soit blessé, et que la vie fleurisse.
De la nuance dans les moindres choses, c’est toute la vie spirituelle.