« Le Christ philosophe » est un excellent ouvrage qui nous aide à comprendre l’héritage du christianisme, son éthique à portée universelle ainsi que son rôle dans l’avènement de l’humanisme moderne. Nous vous conseillons grandement cet ouvrage; voici quelques morceaux choisis.
LENOIR, Frédéric, Le Christ philosophe, Plon, 2007, 306 p.
Frédéric Lenoir est philosophe, historien des religions et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Directeur du magazine « Le Monde des religions ».
Introduction
Pourquoi la démocratie et les droits de l’homme sont-ils nés en Occident plutôt qu’en Inde, en Chine, ou dans l’Empire ottoman? Parce que l’Occident était chrétien et que le christianisme n’est pas seulement une religion.
Certes, le message des Évangiles s’enracine dans la foi en Dieu, mais le Christ enseigne aussi une éthique à portée universelle : égale dignité de tous, justice et partage, non-violence, émancipation de l’individu à l’égard du groupe et de la femme à l’égard de l’homme, liberté de choix, séparation du politique et du religieux, fraternité humaine.
Tiré de l’endos de l’ouvrage
Alors que plusieurs chrétiens cherchent à penser et à dire le christianisme en assumant les exigences critiques de la modernité, alors que la proposition chrétienne cherche à se dire aux hommes et femmes d’une société laïque et sécularisée, Frédéric Lenoir nous fait relire les Évangiles d’un œil radicalement neuf. Comme il l’affirme,
Le grand paradoxe, l’ironie suprême de l’histoire, c’est que l’avènement moderne de la laïcité, des droits de l’homme, de la liberté de conscience, de tout ce qui s’est fait aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles contre la volonté des clercs, s’est produit par un recours implicite ou explicite au message des Évangiles. (p. 20)
Ainsi, pour Lenoir, il est erroné de vouloir opposer le christianisme à la modernité : le message éthique du Christ a joué un rôle-clé dans l’avènement de la modernité occidentale ainsi que dans la construction de l’identité proprement occidentale.
Le Christ philosophe
Comme l’affirme Lenoir, « le Christ a surtout initié une nouvelle voie spirituelle fondée sur la rencontre de sa propre personne. » (p. 21)
Cependant…
Il a aussi transmis un enseignement éthique à portée universelle : non-violence, égale dignité de tous les êtres humains, justice et partage, primat de l’individu sur le groupe et importance de sa liberté de choix, séparation du politique et du religieux, amour du prochain allant jusqu’au pardon et à l’amour des ennemis.
Cet enseignement est fondé sur la révélation d’un Dieu amour et s’inscrit donc dans une perspective transcendante. Il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit aussi dans une profonde rationalité. Ce message est une véritable sagesse, au sens où l’entendaient les philosophes grecs. (p. 21-22)
Lenoir reconnaît qu’il n’est pas le premier à considérer le Christ aussi comme un philosophe et à parler de son message le plus universel comme d’une véritable philosophie de vie. Il avait découvert cette formule « philosophie du Christ » sous la plume de l’humaniste et théologien néerlandais Érasme. (p. 22)
Un message révolutionnaire
Dans sa recherche du « message éthique » du Christ, Lenoir sait s’appuyer sur les recherches les plus récentes des historiens et des exégètes. Son propos? « Comprendre le message des Évangiles et l’événement spirituel qui est à leur source. » (p. 24) Pour Lenoir, ce qui compte, c’est le message que livrent les Évangiles tels qu’ils existent présentement et l’influence qu’ils ont eu dans l’histoire humaine. (p. 24)
La sagesse du Christ, telle que rapportée dans les Évangiles, apporte un bouleversement considérable. Un message tellement révolutionnaire qu’il a même pu être perverti par ceux qui avaient la charge de le transmettre.
Plusieurs chapitres sont consacrés dans l’œuvre de Lenoir afin de rendre compte des grandes lignes de l’histoire du christianisme et de son rôle incontournable dans l’avènement de la modernité occidentale.
Éthique du Christ
Égalité
Comme le souligne Frédéric Lenoir, les Évangiles nous montrent un Jésus qui s’intéresse à la personne même, crée par Dieu et voulue pour elle-même. L’autre, quel qu’il soit, est mon « prochain » et digne de valeur. (p. 72)
Dans la Parabole du bon Samaritain (Lc 10,29-37), Jésus donne en exemple le comportement d’un Samaritain (personne considérée de « moindre valeur » aux yeux des Juifs), tout en illustrant la manière dont on devrait se comporter à l’égard de toute personne.
Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus : “Et qui est mon prochain?”
Jésus reprit : “Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin; il vit l’homme et passa à bonne distance.
Un lévite de même arriva en ce lieu; il vit l’homme et passa à bonne distance.
Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de pitié.
Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits?”
Le légiste répondit : “C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui.” Jésus lui dit : “Va et, toi aussi, fais de même.”
Liberté de choix et responsabilité
L’idée de la « destinée », où une « volonté souveraine » réglerait d’avance tout ce qui doit être, existe depuis belle lurette. Cette idée a encore cours aujourd’hui.
Jésus refuse cette idée d’un destin sans place pour la liberté de choix. Il pense au contraire que l’être humain a la possibilité de faire des choix fondamentaux qui vont avoir des impacts significatifs sur sa propre vie et celle des autres. (p. 74)
À titre d’exemple, ce texte de l’Évangile de Matthieu présuppose que l’être humain a la possibilité de changer son regard :
Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère. (Mt 7,5)
Et c’est sans compter les multiples appels au changement lancés par Jésus. Tout n’est pas décidé d’avance. L’être humain est responsable. L’être humain peut se convertir.
Liberté de choix versus tradition
Jésus a du respect pour la tradition, et pourtant il ne la « sacralise » pas. De fait, il n’hésite pas à critiquer certaines choses que la tradition enseigne, appelant ainsi chaque croyant à opérer un discernement critique. (p. 75)
Il remplace la loi du talion par celle de la main tendue, et à l’amour du prochain il ajoute celui de l’ennemi. Il s’élève contre l’ostentation dans l’attitude des religieux et appelle, au contraire, à la prière dans le secret. (p. 75)
Jésus invite à faire preuve de discernement. Même certains impératifs de règles religieuses préétablies peuvent être questionnés; l’important étant de devenir « juste », en conformité à sa conscience individuelle (elle-même sans cesse à éclairer).
« Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur. » (Mt 15,11), dit-il en opposant les strictes lois de pureté alimentaire à celles, encore plus exigeantes, d’une éthique personnelle. (p. 75)
Jésus cherche donc à émanciper l’individu du poids de la tradition et du groupe qui pourraient devenir contraignants, et ce, pour valoriser la liberté de choix en conformité avec la conscience personnelle.
En des termes d’aujourd’hui, nous pourrions dire que Jésus appelle l’être humain à prendre le chemin de « l’humanisation », et ce, par un judicieux exercice de sa liberté de choix.
Émancipation de la femme
Il faut savoir quelle était la condition de la femme au temps de Jésus, tant sur les plans civil que religieux, pour mesurer combien était exceptionnelle l’attitude de Jésus à l’endroit de celle-ci.
Au contact de Jésus, les femmes acquièrent une reconnaissance et une liberté peu communes, puisque à ses yeux, elles sont égales des hommes. (p. 78)
À témoin, ce texte tiré de l’Évangile de Jean où Jésus prend la défense d’une femme, et ce, en s’opposant à un aspect de la Loi de Moïse ainsi qu’à des scribes et pharisiens qui veulent la faire mourir :
Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme qu’on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.
“Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d’adultère.
Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu?”
Ils parlaient ainsi dans l’intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l’accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol.
Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit : “Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.”
Et s’inclinant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol.
Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l’un après l’autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
Jésus se redressa et lui dit : “Femme, où sont-ils donc? Personne ne t’a condamnée?”
Elle répondit : “Personne, Seigneur”, et Jésus lui dit : “Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus.” (Jn 8,3-11)
Justice sociale
Comme le souligne Frédéric Lenoir, l’idée centrale du message évangélique n’est pas l’interdiction ou le mépris de la richesse, mais la nécessité du partage. Jésus dénonce ceux qui accumulent les richesses sans se soucier des pauvres qui vivent à leurs portes. (p. 80)
- « Donne à qui te demande » (Mt 5,42)
- La parabole de Lazare et de l’homme riche (Lc 16,19ss)
- Etc.
Dès la naissance des premières communautés chrétiennes, la pratique de la charité deviendra l’un des principaux signes distinctifs des disciples du Christ. (p. 81)
« Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35)
Séparation des pouvoirs
De tout temps, les religions ont été tentées de confondre les champs du religieux et du politique. Convaincu d’avoir la « bonne religion », on peut être tenté d’instrumentaliser le pouvoir politique afin d’imposer ses vues. L’islam, tel que vécu dans plusieurs pays de la planète, n’hésite pas notamment à se servir de l’État pour faire la promotion de la loi islamique (charia), et ce, pour l’ensemble des citoyens.
Ceci dit, cela ne veut pas dire que le croyant ou citoyen ne doit pas faire la promotion, tant sur les plans social et politique de valeurs qui sont au service de l’humanisation de la société, bien au contraire! Il y a une société à bâtir et on ne peut se contenter de vivre une « religion de sacristie ».
Les démocraties occidentales ont compris notamment que, tout en faisant la promotion d’un « corpus » de valeurs humaines fondamentales, l’appareil politique ne saurait se mettre au service d’une religion en particulier et de ses multiples pratiques, lois et croyances, et ce, sans porter atteinte aux droits et convictions d’autres citoyens. C’est le concept dit de la « laïcité ».
Le message de Jésus est en fait une dénonciation de la confusion entre les champs du religieux et du politique, inconciliables selon lui. C’est dans cette optique que Jésus demande à voir une pièce d’argent avant de se positionner sur la légitimité du paiement de l’impôt à César. (…) Il refuse que la foule en fasse un roi et affirme à Pilate qui lui demande s’il est le roi des Juifs : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36) (p. 83)
Non-violence et pardon
Jésus entend en effet faire comprendre à ses interlocuteurs que la violence est un cycle qui s’alimente en permanence de la réaction de l’autre. Ce cycle infernal de la violence fonctionne tant au niveau individuel que collectif. (p. 84)
Jésus dit de manière radicale qu’il ne faut jamais répondre à une provocation. Qu’il faut même avoir l’attitude exactement inverse de celle qu’attend notre agresseur. Il n’y a pas de meilleure manière de le désarmer. Et la non-réponse à la violence révèle le mensonge de l’agresseur. (p. 85)
Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5,43-35)
« Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,33)
Amour du prochain
« Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7,12; Lc 6,31)
Réservée par les Grecs aux amis et aux classes supérieures, par les Juifs aux membres du peuple élu, la « règle d’or » devient avec Jésus, du fait de la conception qu’il a de la personne, un principe qui régente les relations de tous les êtres humains entre eux, au-delà des classes, des ethnies, des sexes, de l’âge et des autres caractéristiques extérieures. (p. 88)
Pour Frédéric Lenoir, la découverte de l’Évangile de Jean a été pour lui un éblouissement qui l’a fait apercevoir la modernité et l’universalité d’un message qui dépasse de très loin le cadre culturel dans lequel il est né et s’est développé. (p. 16)
La personne humaine
Dans les civilisations antiques, hormis le souverain, l’individu n’existe pas en tant que sujet autonome, a fortiori s’il appartient aux couches défavorisées de la société. Il n’est qu’un élément d’un groupe plus large (le clan, la tribu, la communauté, la cité, le peuple, la nation), et c’est la notion de groupe et non d’individu qui édicte la hiérarchisation des valeurs et le fonctionnement des sociétés : la vie de chacun n’a pas d’importance, seule celle du groupe mérite efforts et sacrifices. (p. 89-90)
Jésus, par son message, a renversé bien des conceptions jusqu’alors dominantes. Un élément se révèle capital dans cette révolution : sa conception de l’être humain en tant que sujet autonome auquel il accorde une valeur inédite, rétablissant chaque individu dans sa pleine dignité et sa pleine liberté, indépendamment de toute considération extérieure : l’âge, le sexe, le statut social, la religion… (p. 89)
Le regard de Jésus et son enseignement mettent en valeur tant la singularité de chaque être humain que le caractère universel de la dignité humaine. C’est la révélation ultime de cette personne, digne par elle-même de l’intérêt de Dieu, a fortiori de celui d’autrui, l’avènement de cet individu libre et autonome, qui constitue le fondement même de la philosophie du Christ. Les conséquences historiques en seront incalculables. (p. 95)
Du judaïsme au christianisme
Or, quoiqu’il n’ait pas explicitement voulu sortir du judaïsme, Jésus a bousculé celui-ci comme aucun prophète avant n’a pu ou voulu le faire. Il est retourné à ses fondements, a puisé dans ses croyances, dans ses traditions, il a mis en avant des enseignements relégués au second plan, balayé des pratiques institutionnalisées, mais aussi institué de manière délibérée, par ses gestes et ses injonctions, une nouvelle spiritualité reliée à sa personne et une éthique à portée universelle. (p. 97)
Ensuite parce que, dans ce qu’il a de plus novateur, son enseignement inclinerait à penser qu’il souhaitait un dépassement de l’attitude religieuse traditionnelle, fondée sur l’observance de la Loi et de rituels collectifs, par une spiritualité personnelle intériorisée directement reliées à lui et au Père. (p. 98)
Jésus et le judaïsme
Jésus reste attaché à la Loi mosaïque, celle qui définit le peuple juif. Toutefois, sa liberté vis-à-vis de cette Loi est sans équivalent, parce que fondée sur un principe intangible : la primauté de l’esprit de la Loi sur la Loi elle-même. (p. 98)
L’affirmation qu’une règle ne peut, par elle-même, assurer le salut de celui qui l’applique est une innovation majeure au regard, non seulement du judaïsme, mais aussi de toutes les religions de l’Antiquité. (p. 99)
Un Dieu Père avant tout
« Ainsi, s’il se réfère à Lui en tant que Puissance, Présence ou Gloire, il insiste d’abord sur la notion de paternité : ce Dieu est avant tout le Père, et les hommes sont ses fils. Qui plus est, c’est un père aimant, bien loin de l’image d’autorité accolée à la paternité dans la culture de l’époque : un abba, ainsi qu’il le dit avec tendresse. (p. 99)
« Le second trait saillant du Dieu de Jésus est sa miséricorde : avant d’être un Dieu justicier comme l’est le Yahvé biblique, Il est d’abord un Dieu d’amour, dont le pardon est inconditionnel pour ceux qui se repentent et reviennent à Lui, « car il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir » (Lc 15,7)
Et quand il ordonne aux siens : « Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs », il prend soin d’ajouter « afin de devenir les fils de votre Père qui est aux cieux » (Mt 5,44-45)
Le projet humaniste
Vaste mouvement européen, l’humanisme est né d’un rêve grandiose où l’on pensait que le retour de la culture gréco-romaine donnerait naissance à une civilisation entièrement nouvelle. Dans ce projet, l’homme est mis au centre. On y affirme sa dignité, sa liberté et sa capacité de connaître.
Considéré comme le père de l’humanisme de la renaissance, le poète italien Pétrarque (1304-1374), passa sa vie à colliger les manuscrits des Anciens, grecs et latins. Chose étonnante, c’est pourtant un texte on ne peut plus chrétien qui va le convaincre de la nécessité d’un recentrement sur l’homme par un effort d’introspection : les Confessions de saint Augustin. (p. 171)
Pétrarque montre que le christianisme vaut surtout parce qu’il parle de la profondeur de l’être humain, de son intériorité. En cela, il rejoint la sagesse des auteurs anciens qui cherchent à comprendre l’homme. Christianisme et sagesse antique ne s’opposent donc pas, mais tiennent le même discours à partir d’un point de vue différent. (p. 171)
Raison critique et autonomie du sujet
Pour les philosophies des Lumières, la raison est véritablement ce bien commun de l’humanité, elle est universelle, elle s’exprime à travers la connaissance scientifique, elle postule l’égalité de tous les hommes et exige la démocratie, elle justifie le libre arbitre et l’autonomie de chaque homme considéré comme sujet dans un État de droit. (p. 181)
Le Christ a enseigné la liberté, l’égalité, la fraternité, la séparation des pouvoirs? Fort bien, disent les modernes. Reprenons tous ces excellents principes dans une perspective humaniste. (p. 184-185)
Les droits de l’homme
Les racines chrétiennes de la philosophie des droits de l’homme
Dans un long chapitre consacré au christianisme, Luc Ferry rappelle dans son ouvrage consacré à l’histoire de la philosophie, qu’en s’appuyant sur une définition de la personne humaine et sur une pensée inédite de l’amour, le christianisme va laisser des traces incomparables dans l’histoire des idées. Ne pas les comprendre, c’est aussi s’interdire toute compréhension du monde intellectuel et moral dans lequel nous vivons encore aujourd’hui.
Pour lui, sans cette valorisation typiquement chrétienne de la personne humaine, jamais la philosophie des droits de l’homme à laquelle nous sommes si attachés aujourd’hui n’aurait vu le jour. (p. 222)
Une Église romaine pas toujours aussi… humaniste !
Malheureusement, l’Église romaine n’a pas toujours su montrer que l’humanisme et le christianisme ne s’opposaient pas… bien au contraire… :
Avant de clore son pontificat par la convocation du premier concile du Vatican (le choix du lieu est tout un symbole!) et la promulgation du dogme de l’infaillibilité pontificale (1870), le pape Pie IX publie en 1864 un texte au contenu si intransigeant qu’il conduira de nombreux intellectuels catholiques républicains à quitter l’Église ou à prendre sérieusement leurs distances avec Rome : le Recueil des erreurs modernes (Syllabus errorum modernorum).
Synthétisant en des formules lapidaires le contenu de ses précédentes encycliques, le pape condamne en vrac : la liberté de conscience et de culte, les droits de l’homme, la liberté d’expression, le mariage civil, la séparation de l’Église et de l’État, la philosophie, l’athéisme, le protestantisme, le socialisme, etc. Il réaffirme, a contrario, qu’il n’y a point de salut hors de l’Église, que celle-ci doit avoir un pouvoir temporel et des possessions terrestres, qu’elle doit faire usage de la force. (p. 226-227)
Le concile Vatican II apportera un changement de ton très significatif par rapport à celui de Vatican I, fort heureusement!
Comme le dit Frédéric Lenoir, en dépit de toutes les déviations qui lui ont été imposées au cours des siècles, la philosophie du Christ a réussi à imprégner profondément la civilisation occidentale jusqu’à modeler les valeurs phares de notre monde. (p. 261)
Difficile liberté
La liberté intérieure (ou libération)
Rien (…) ne semble aussi difficile à vivre que la liberté. Non pas évidemment la liberté illusoire de pouvoir faire ce qu’on veut et qui peut très facilement nous asservir à nos pulsions ou nous faire dominer les autres. Mais la liberté intérieure qui nous rend réellement autonomes et responsables envers autrui. (p. 286)
Or Jésus, à travers son enseignement tel qu’il est retranscrit par les Évangiles, entend montrer que cette liberté vraie se réalise pleinement dans le lien à Dieu. Loin d’asservir l’homme, ce lien le libère. (…) celui de la liberté intérieure. (…) (p. 286)
Le Christ entend libérer l’individu extérieurement et intérieurement. Extérieurement en le rendant autonome à l’égard de l’autorité de la tradition (…). Intérieurement en affirmant qu’il existe une dépendance qui peut le faire grandir et même accroître sa liberté, celle qui se joue dans l’intimité de son esprit à l’égard de Dieu. (p. 287)
La vérité qui libère
Non pas évidemment un Dieu au visage humain, mais un Dieu ineffable qui est esprit. Non pas un Dieu tyrannique, mais un Dieu amour qui, par grâce, par son souffle, permet à l’homme de s’élever à sa dignité la plus grande, d’atteindre son accomplissement. L’adoration, telle qu’en parle le Christ à la Samaritaine, est donc un pacte intime entre Dieu et l’homme, qui échappe à la validation sociale ou politique, qui transcende les traditions et les autorités religieuses : « Ce n’est ni à Jérusalem, ni sur cette montagne que vous adorerez. » Nul ne peut le contraindre, l’obliger ou le valider. Il est purement spirituel. (p. 287)
Dans la vision chrétienne, c’est donc la vérité qui libère. Et cette vérité est apportée de manière ultime par l’Esprit de Dieu dans l’intime du cœur de l’homme. (p. 287)
Seul l’amour est digne de foi
Mais cette vérité et cette liberté n’ont de sens que dans ce qui constitue la nature même de Dieu : l’amour. C’est pourquoi les textes du Nouveau Testament rappellent constamment que Dieu est amour et que toute la finalité de la vie spirituelle, c’est d’aimer toujours plus, jusqu’à devenir semblable à Dieu. Comme le dit saint Paul, sans l’amour, la foi est vaine.(…) Les kamikazes religieux qui tuent encore de nos jours disent adorer Dieu. Or, Jésus affirme que l’adoration ne rime à rien si elle n’est pas fondée sur l’amour et ne conduit pas à un plus grand amour. (p. 288)
Les paroles que Jésus dit à la Samaritaine juste avant de se révéler comme le Messie s’éclairent ainsi totalement : l’amour libère l’individu de la communauté dans la mesure où il l’en distancie intérieurement. Il lui donne une liberté nouvelle. Il l’inscrit dans le monde tout en le plaçant hors du monde. Jésus ne nie pas l’inscription nécessaire de l’individu dans la société – et éventuellement dans une société religieuse particulière – mais il l’émancipe intérieurement de toutes les règles extérieures pour affirmer le primat de sa vie spirituelle intime et de sa conscience, éclairée du dedans par l’Esprit de Dieu. (p. 297)
Jésus affirme que tout homme est sauvé parce que Dieu l’aime… et non parce qu’il fait son devoir, accomplit ses prières, se met en règle. Enfin, il prône une sagesse de l’amour et de la non-puissance qui changent radicalement le visage du Dieu inspirant la crainte et qui contredit l’instinct le plus universellement répandu : celui de s’affirmer en dominant l’autre. (p. 298)
L’intériorité avant tout
Autre retournement : l’enseignement du Christ sur le pur et l’impur. Dans cette logique de séparation entre le sacré et le profane – déjà mise en œuvre à propos de l’espace – les religions considèrent, avec une certaine diversité, qu’il existe des aliments purs et impurs, des éléments naturels qui souillent l’homme (les menstruations, le sperme) et d’autres qui le purifient (l’eau, le feu), des personnes pures et des personnes impures (les intouchables en Inde par exemple). Or Jésus rompt radicalement avec cette mentalité religieuse fondamentale. (p. 292)
Il est tout aussi explicite en ce qui concerne les aliments lorsqu’il affirme, au grand dam de ses interlocuteurs. « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme » (Mt 15,10) Peu importe ce que mange l’homme, aucun aliment n’est pur ou impur, aucune chose naturelle n’est pure ou impure, et a fortiori aucun être humain selon des critères extérieurs d’appartenance à un peuple, à une religion ou à une caste. Ce qui est pur ou impur, c’est ce qui vient du cœur de l’homme, c’est ce qui sort de lui : paroles, pensées, actions. Jésus va jusqu’au bout de la désacralisation du monde naturel initié par la révolution néolithique et monothéiste. Puisque Dieu est esprit, seul l’esprit est sacré. Seule compte, de manière ultime, l’intériorité de l’homme. (p. 292-293)
Spiritualité et souffrance
Car la croix du Christ ce n’est pas (…) comme on a pu le comprendre dans le cadre d’une théologie doloriste et sacrificielle, le Fils qui souffre pour apaiser la colère du Père. Une telle image contredit tout l’enseignement du Christ et sa révélation d’un Dieu amour. Jésus accepte sa mort parce qu’il n’y a pas d’autre issue possible pour rester fidèle à son message qui devient intolérable aux autorités religieuses de son époque. Il fallait, soit qu’il se taise et disparaisse, soit qu’il renie son message, soit qu’il l’assume jusqu’au bout et accepte le prix à payer.
Une lecture attentive des Évangiles le montre bien : Jésus n’est pas mort parce que Dieu avait besoin de souffrances, mais simplement parce qu’il a été fidèle à ce qu’il appelle « la volonté de son Père ». À Pilate qui l’interroge et qui a droit de vie et de mort sur lui, Jésus répond : « Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,37) Jésus est mort pour avoir rendu témoignage jusqu’au bout à la vérité qu’il est venu apporter. C’est sans doute la raison pour laquelle sa parole sonne encore si juste deux mille ans après. (p. 17)
Jésus transfigure la mort et la souffrance
Si la mort de Jésus est salutaire, ce n’est pas parce qu’elle fait plaisir au Père, mais parce qu’elle est le témoignage ultime, radical, de sa fidélité à la vérité de son amour pour les hommes. Il n’a pas renoncé par peur. Il a aimé jusqu’à accepter la douleur et la mort. En cela, il transfigure la mort et la souffrance, il leur donne une nouvelle signification. Il montre que librement acceptées, quand rien ne peut être fait pour les éviter sans se trahir soi-même, elles grandissent l’homme au lieu de l’écraser. (p. 69)
Et la manière dont on vit et dont on meurt conditionne cette nouvelle vie. C’est toute l’espérance des chrétiens. (p. 69)
Jésus et le problème du mal
Quant à la souffrance, elle est en soi parfaitement inutile. Jésus montre même qu’elle est horrible. Face au problème du mal, il ne donne pas de réponse rationnelle ou même théologique. Il apporte juste un geste : sa propre traversée de l’énigme du mal. Mais en l’acceptant librement quand il ne peut pas l’éviter, il indique au croyant qu’il existe une manière d’accepter la douleur inévitable – une maladie, un deuil, l’angoisse, l’approche de la mort – qui peut faire grandir le cœur de l’homme, l’ouvrir à des dimensions de compréhension, d’amour et de compassion insoupçonnées.
Jésus ne cherche pas à supprimer le tragique de l’existence. Il l’assume pleinement. On est très loin de la conception doloriste qui conduit ses adeptes à rechercher volontairement la douleur, la mortification, pour se rapprocher du Christ en croyant l’imiter. (p. 69-70)
La puissance de l’amour
Autre renversement de la part de Jésus, celui qui a trait à la conception de Dieu comme une divinité guerrière et toute-puissante qui dirige et protège son peuple. (p. 293)
La question terrible à laquelle doit faire face le peuple juif à partir de l’exil, puis de l’occupation grecque et romaine, est d’expliquer pourquoi son Dieu tout-puissant ne le libère pas du joug de ses oppresseurs. (p. 293)
« Par sa naissance, Jésus n’a pas le profil du Messie attendu. Par sa mort, il va renverser entièrement la figure messianique, et plus encore la figure traditionnelle de Dieu. » (p. 294)
« Certes, le prophète Isaïe avait parlé du serviteur souffrant, étonnante préfiguration du la figure christique : « Ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié » (Is 53,4) (p. 294-295)
La figure du Messie qu’il impose n’est donc pas celle d’un Messie glorieux qui pulvérise ses ennemis, mais d’un Messie modeste, « doux et humble de cœur » (Mt 11,29), qui renonce à exercer sa puissance face à ceux qui le persécutent. (p. 295-296)
Nul n’aurait pu saisir qu’il s’était lui-même interdit d’exercer cette puissance surnaturelle pour échapper à la mort. On aurait probablement pensé qu’il était un doux rêveur qui n’avait rien pu faire pour éviter sa fin tragique.
Or la force dramatique des Évangiles – que les faits rapportés soient authentiques ou pas – tient dans cette contradiction entre la puissance que Jésus manifeste à travers ses miracles tout au long de sa vie publique et la non-puissance qu’il manifeste lors de sa passion. Cette contradiction flagrante, cette absurdité, n’a pas échappé aux témoins de sa crucifixion : « Il en a sauvé d’autres, qu’il se sauve lui-même s’il est le Christ de Dieu, l’Élu » (Lc 23,35) (p. 296)
Non seulement Jésus inverse totalement la figure du Messie tout-puissant, mais il inverse aussi celle du Messie terrestre : son Royaume n’est pas de ce monde. Par cette sortie « hors du monde », Jésus résout ainsi la contradiction structurelle du judaïsme : le véritable règne de Dieu est dans l’au-delà.
Tout le sens de la Résurrection – pour autant qu’elle ait eu lieu évidemment, mais rien n’empêche au non-croyant d’essayer de comprendre la cohérence du mythe chrétien, à défaut de sa véracité – se comprend aussi dans cette logique de sortie du monde, de passage d’un Royaume terrestre à un Royaume céleste. (p. 296)
Un nouvel humanisme
Le mieux est encore à venir
Jésus entend également dépasser l’attitude religieuse traditionnelle fondée sur l’idée que le passé est toujours supérieur au présent et au futur, que la perfection est liée aux origines.
En annonçant (…) l’envoi de l’Esprit-Saint qui doit « conduire à la vérité tout entière », le Christ renverse la perspective : le mieux est encore à venir, l’humanité est en situation de progression. (…) Il fonde une conception de l’attitude religieuse radicalement nouvelle, qui propose à l’individu, en tout temps et en tout lieu, d’être directement lié à Dieu par sa conscience. (p. 291)
L’avenir ne se construit plus en référence à un passé parfait établi comme modèle par la collectivité, mais dans le présent de la vie spirituelle individuelle. Comme l’être humain n’a de cesse de vouloir se rassurer face à l’incertitude de l’avenir et au sentiment de sa propre fragilité en prenant appui sur le passé et sur le groupe, un tel message n’a rien de rassurant, bien au contraire! Il libère l’individu du poids du passé et de la tradition, mais il peut être source d’angoisse pour certains. (p. 291-292)
Avenir du christianisme en Occident
La révolution apportée par la philosophie du Christ a créé une véritable onde de choc dans l’histoire humaine. Elle reste cependant sans doute encore largement à venir, tant les grands principes éthiques de dignité, d’égalité et d’humanité demeurent souvent de vains mots. (p. 299)
Mais au-delà de la question de l’avenir du christianisme, la conviction profonde de Frédéric Lenoir est qu’il faut refonder l’humanisme en dépassant les clivages qui opposent croyants et non croyants. Cela demande de nous réconcilier avec notre histoire en assumant et en relisant tout notre héritage humaniste : de la Grèce ancienne et du judaïsme aux Lumières modernes, en passant par le christianisme. Enracinés dans nos valeurs les plus fortes, nous serons mieux à même de dialoguer avec ceux qui, dans les autres aires de civilisation et à partir d’une autre histoire, ont ce même souci du respect de l’être humain. (p. 299)
Face au péril des fanatismes religieux et de leur vision totalitaire de la société, mais aussi du matérialisme consumériste déshumanisant, notre monde a besoin d’un nouvel humaniste qui réunisse tous ceux qui sont attachés à la dignité et à la liberté de la personne humaine. (p. 299)