En exerçant sa capacité de jugement, l’être humain se situe face à la différence et peut ainsi entrer en dialogue avec elle.
Le film « C.R.A.Z.Y. »
Il n’y a pourtant pas si longtemps!
Il fut un temps où les traits qui définissaient la société québécoise étaient clairs : les valeurs familiales et chrétiennes étaient partagées par presque tout le monde.
Les critères de jugement entre le permis et le défendu s’établissaient alors sans peine. Une société au modèle unique, disions-nous! L’affranchissement de ces repères fut brutal à partir des années 1960.
Pourtant, l’être humain n’a fondamentalement pas changé. Il y avait et il y a toujours ceux et celles qui ne cadrent pas dans les repères fixés et qui, pour vivre ou survivre, doivent se distinguer.
La seule différence entre les « excentriques » d’hier et d’aujourd’hui, c’est que les uns se faisaient exclure par les modèles religieux et social dominants, tandis que les autres semblent trouver leur place dans notre univers de vie et de sens éclaté.
Le combat d’un homme, la transformation d’une famille
En une journée grise et pluvieuse, j’ai visionné le film québécois de Jean-Marc Vallée : C.R.A.Z.Y. Un jeune à la différence émotive évidente tente de se tailler une place dans l’univers familial traditionnel québécois.
Au premier abord, il en va du combat d’un jeune garçon avec sa particularité affective et sexuelle; plus profondément, nous y reconnaissons plutôt le long cheminement d’une famille qui, de l’intolérance, la moquerie et les blessures, en arrive à l’accueil d’un des leurs dans sa différence.
Ce film est tellement humain; il est touchant et bouleversant! Au bout du compte, personne ne se renie pour accueillir cette différence. Le changement s’opère graduellement lorsque les plus rébarbatifs, le père et le frère, cessent de mettre un frein au mouvement de l’amour qui toujours dilate le cœur et en ouvre l’horizon jusqu’aux limites des réalités humaines. Toute personne vient de Dieu et mérite un tel respect!
Juger, c’est choisir!
Dernières scènes du film CRAZY : le père rébarbatif ouvre grand les bras à son fils. Il lui redit autrement ces paroles qui avaient marqué son enfance, celles qu’il recherchait désespérément : Tu es mon préféré! C’est de l’ordre des scènes bibliques! J’entends s’élever de l’Alliance entre Dieu et nous ces belles paroles : Viens, tu comptes pour moi, tu as du prix à mes yeux et je t’aime! (Is 43,1)
Juger? À quelles conditions?
Originaux et excentriques
Les « hors-normes » faisaient peur autrefois; aujourd’hui, ils attirent l’attention et suscitent même la sympathie. Nos téléromans se sont rapidement portés à la défense de ceux et celles qui se particularisent.
Ils sont le miroir d’une société qui met le respect au sommet de ses valeurs. Les personnes différentes sont aujourd’hui proposées en modèles pour que s’établissent les conditions nécessaires d’un « vivre ensemble » épanouissant. Éternel mouvement du balancier qui, d’une extrémité à l’autre, laisse peu d’espace à la nuance!
Le jugement
Il faut donc tout accepter sans juger? Toutes les différences s’inscrivent dans une mosaïque sociale qui finalement n’existe que pour ouvrir grand les bras et réunir ce qui se présente.
Des cheveux longs qui autrefois faisaient crier à l’horreur les tenants de la convenance, nous sommes passés aux originalités sans limites qui deviennent des façons d’exprimer divers refus ou de promouvoir de nouvelles façons de vivre. Tout accepter sans juger? Non! Juger, pour mieux accepter la responsabilité qui nous incombe face à cette différence.
Pour vivre, l’être humain a besoin de juger!
Il y a de ces mots qui sont désormais porteurs d’une telle charge péjorative qu’ils se retrouvent sans discussion au ban des exclus, pire encore, à celui des accusés.
Osez parler de jugement ou de tradition de nos jours et vous serez rapidement étiquetés de ces merveilleuses épithètes de « dépassés » et de « vieux-jeu ». Et pourtant, qu’est-ce que l’être humain sans le jugement et que serait une société qui ne repérerait pas les traditions qui l’ont amenée à ce jour, celles qu’elle maintient et celles qu’elles fait naître?
Pour vivre, l’être humain a besoin de juger la situation où il se trouve, ce qu’il est devenu, où il veut aller et avec qui. Il a besoin de se positionner par rapport aux personnes de son entourage, d’évaluer la pertinence de leur compagnonnage.
Juger, ce n’est donc pas cataloguer, c’est se situer par rapport à l’autre toujours différent. Le malheur, c’est lorsque nous sortons le jugement du mouvement dans lequel il existe pour figer des personnes dans un contexte et un temps donnés. Juger est un verbe actif qui opère dans le mouvement de la vie en constante évolution.
Le dialogue avec notre conscience
L’être humain juge donc au cœur de la différence. Tout un chacun veut-il se faire un jugement sur les événements et les personnes sans toutefois être sous l’influence de qui que ce soit? Quelle aberration!
Si l’exercice du jugement est une marque d’humanité et de maturité acquise – la conscience personnelle ne s’appuie-t-elle pas sur le jugement? – l’individualisme a tôt fait d’imaginer que celui-ci s’exerce sous une bulle où la personne n’est face qu’à elle-même. Nous l’avons dit tantôt, juger, c’est se situer par rapport à l’altérité, la repérer pour la bien connaître et entrer en dialogue avec elle. Juger, c’est dialoguer avec ce qui interpelle ma conscience, mes valeurs et mes idéaux.
Juger : reconnaître… témoigner
À ce compte, heureuse altérité qui devrait faire de nous des êtres de jugements sûrs! Heureuse différence qui devrait faire de nous des êtres plus ouverts, meilleurs, prêts à communiquer, à échanger, à s’enrichir mutuellement car le respect manifeste la vérité sous sa plus belle apparence. Juger ainsi, c’est ouvrir un bel espace de reconnaissance et de témoignage.
L’Église juge-t-elle trop… ou mal?
Je suis chrétien, catholique. Les positions de mon Église sur certains sujets sont controversées. Rapidement, elles sont disqualifiées, étiquetées de « dépassées » ou de « vieux-jeu ». Pourtant, je persiste à croire en la pertinence de ces positions et des points de vue qu’elles expriment, toujours au service de la vérité vitale.
Le problème, c’est moins l’Église et ses convictions que sa difficulté de les présenter en tout respect de l’être humain. L’homme et la femme demeurent des êtres de jugement et non seulement des adeptes d’une pensée définie qui n’appelle qu’à être reçue et intégrée.
Les chrétiens et chrétiennes veulent, à juste titre, être des personnes qui jugent en Église au nom d’une foi commune, d’une sagesse acquise et d’un Dieu qui est toujours perceptible au cœur de la différence.
Il ne s’agit plus d’être les bénéficiaires du jugement d’une institution, mais d’habiter cet espace essentiel où une Église convie ses membres à la recherche de la volonté de Dieu. Et si les conciles étaient de ce genre?
C’est parce que la personne humaine est fondamentalement un être de parole, fruit du Verbe, qu’elle est appelée au jugement et contribue ainsi à la croissance du Règne de Dieu.